Au-delà de la beauté incontestablement pittoresque, mystérieuse, ténébreuse, voire fantastique de ma ville natale, et du lien secret qui m’unit à elle depuis toujours,
j’ai cherché à surprendre ces moments d’arrêt, de suspens, que ses passants parfois s’autorisent pour simplement ressentir l’instant présent, cet instantané tout à la fois de notre passé, de notre être, et de ce rêve intime qui donne visage à notre avenir.
Cet instant où l’on respire pour s’échanger au monde, pour mieux s’y saisir,
pour s’efforcer d’atteindre ce point où l’on s’attend, où l’on a rendez-vous avec soi.
Cet instant où l’enfant naïf et l’adulte résolu se rencontrent, se regardent et se reconnaissent.
Cet instant de silence où le chant de notre existence reprend.
Pourquoi ces vues nocturnes ? Il semble qu’aujourd’hui le jour soit si pressé et nos vies si encombrées que ces fentes du temps s’ouvrent plus généreusement la nuit.
Ces face-à-face avec soi-même dont notre modernité se détourne, ces « nuits de vérité » (Rimbaud), ces « examens de minuit » (Baudelaire), quelques peintres, dont Schikaneder,
et quelques poètes les ont chantés, qui nous aident à en retrouver le secret.
Mais certaines villes semblent le détenir par elles-mêmes, comme un génie du lieu. Est-ce un hasard si c’est Rilke, cet allemand praguois de cœur, qui écrivit ces lignes au jeune Balthasar Kłossowski, le futur Balthus ?
« Toujours à minuit, il se fait une fente minuscule entre le jour qui finit et celui qui commence et une personne très adroite qui parviendrait à s'y glisser sortirait du temps et se trouverait dans un royaume indépendant de tous les changements que nous subissons ;
à cet endroit sont amassées toutes les choses que nous avons perdues. »
J’ajouterais modestement : et toutes celles que l’avenir promet – mais aux seuls obstinés.
Une ville n’est pas une chose. C’est un don, et il se transmet.
Je dédie ces vues à Jakub Shikaneder, qui me donna les quelques mots de passe sans lesquels Prague n’aurait pour moi jamais pris langue.